III. Permutations figuratives.

Le procédé de "mise en éléments permutables" des œuvres du passé est beaucoup moins aisé quand il s'agit d'œuvres figuratives dont on veut garder le caractère figuratif.

Figures 11

1.L’exemple ici présenté (n°11), à savoir le mélange d'une œuvre de Van Gogh et d'une œuvre de Picasso, a requis deux conditions : que le sujet soit proche (bouquet d’un côté, nature morte de l’autre) ; que des raccords permettent le "fonctionnement gestaltique" de reconnaissance des formes chez le spectateur moderne, rompu à ce type de déchiffrement. Il y aurait donc un seuil de reconnaissance en-deçà duquel le spectateur pourrait avoir une réaction de fatigue ou d'amusement dépréciateur, signalant qu'il ne sait plus s’il est dans la figuration ou à l'abstraction.

2.Les œuvres de Ghérasim Luca, qui associent des éléments figuratifs très reconnaissables, comme une main ou un visage, et les mêlent à des éléments abstraits ou rendus abstraits par le morcellement, demeurent lisibles grâce à la taille des fragments qui introduisent un vrai morceau de réalité. Mais on est alors moitié dans le figuratif, moitié dans l'abstrait, un peu comme les cubistes, et les permutations introduisent du désordre.

- Pour que les permutations soient possibles quand on prend une œuvre figurative, il est nécessaire de découper plusieurs fois la même œuvre, en morceaux assez gros pour ne pas perdre la représentation des objets : on peut constituer des ensembles cohérents d'éléments permutables.

3.Si l'on prend des œuvres cubistes, on obtient une amplification de la cohérence, au détriment de la lisibilité et du caractère figuratif de l'œuvre ; on passe donc du cubisme analytique au cubisme synthétique, ou du cubisme synthétique à l'abstraction.

Si l'on tient à être figuratif, de nouveaux problèmes se posent. Les jeux d'enfants constitués de cubes sur lesquels on a collé des reproductions ne sont pas faits pour permuter; chaque face au contraire appelle celle qui fut sa voisine, comme dans un puzzle. En revanche, les livres où l'on associe, grâce à des lamelles, la tête d'un animal, le corps d'un autre et le bas d'un troisième33, sont très appréciables : ils sont à la fois immédiatement lisibles et susceptiles de grandes métamorphoses. Il y a donc des possibilités là encore de réutilisation :

- 4.Si l'on coupe en lamelles une œuvre, comme l'a fait Jean Margat pour la Joconde34, et plus tard, Vanarski pour la Grande Odalisque d’Ingres35 la Gestalt qui permet à reconnaître la "bonne forme" fonctionne tant que les lamelles gardent un certain ordre par rapport à l'original, mais devient plus problématique quand les lamelles sont mélangées de façon plus anarchique. Si on veut créer un processus combinatoire, il est bon, pour ne pas se heurter à certaines incohérences, de respecter des contraintes de bordure, de rythme, de proportions ou de structure. Il faut donc créer des fragments qui permettent des permutations lisibles, en tenant compte du fait que la combinatoire de formes, réalistes ou non, est d'autant plus féconde qu'elle entraîne, elle aussi, le plus de diversité possible, tout en maintenant haut l'exigence de cohérence. Si l'on répète à peu près la même image, il est certain que l'on peut associer facilement les images créées, mais la ressemblance des débuts se traduira dans l'œuvre où elle s'accumule de façon ennuyeuse. Or c'est le passage d'une forme donnée à une autre vraiment différente qui est intéressant. N'est-on pas saisi devant ces œuvres anciennes, peintes sur des surfaces ondulées, qui donnent des images très différentes selon qu'on les regarde de face, du côté gauche ou du côté droit (relief réutilisé par Agam pour des œuvres abstraites) ? Il semble donc intéressant de combiner des aspects très différents de la réalité.

- 5.On peut produire, avec des éléments qui se combinent, le passage d'un paysage luxuriant à un désert. Des lamelles peintes à l'endroit et à l'envers montrent ces deux aspects de la réalité. Et en retournant progressivement ces lamelles, on mélange de façon harmonieuse les deux images jusqu'à substituer l'une à l'autre (n° 12 et n° 13).

Figures 12
Figures 13

- 6.Si l'on trouve des tableaux où les éléments formels sont bien distincts, on peut remplacer des éléments figuratifs par d'autres, des personnages par d'autres, ou même par des animaux ou des objets, transformant une scène animée en nature morte. Transporter des personnages du passé dans des peintures représentant le monde moderne (ou l'inverse) peut donner des images surréalistes, comme chez Delvaux ou Magritte.7. Si l'on reprend l'exemple des signes forts, on peut distribuer des personnages en noir ou des objets dans un espace plus ou moins irréel, repris d'une peinture ancienne ou créé de toutes pièces, décomposé ou non (comme l'a fait Magritte).

En fait, ces exemples montrent que l'on joue avec la réalité, que l'on a tendance à la tyraniser et qu'en ce qui concerne la peinture figurative, si l'on veut rester réaliste, les problèmes de continuité et de cohérence sont aussi complexes que dans la langue, même s'ils ne relèvent pas des mêmes règles. C'est pourquoi on est tenté par des systèmes qui permettent des permutations partielles.

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