Une Approche théorique

A. Manipulations textuelles

Dans cette première section, on examinera divers cas de manipulations textuelles, éventuellement en relation avec des images. On se cantonnera dans le domaine de la littérature combinatoire, non sans avoir pris soin de préciser le sens de ce terme qui, rappelons-le, apparaît pour la première fois chez François Le Lionnais dans sa postface aux Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau6.

Car, si tout texte est incontestablement le produit d’une combinaison plus ou moins inédite d’éléments préexistants, il ne s’ensuit pas nécessairement que toute littérature puisse être dite combinatoire. On réserve en général cette appellation à un ensemble de textes qui peuvent être extrêmement divers de genre ou d’inspiration7, mais qui ont un point commun : ils sont le produit d’une démarche particulière, utilisant les travaux des mathématiciens qui pratiquent la discipline dénommée combinatoire.

Il faut ici se souvenir que la combinatoire, selon la définition qu’en donne l’oulipien Claude Berge dans ses écrits8 et qui se trouve aussi chez le fondateur de l’Oulipo François Le Lionnais9, est « l’étude des configurations ». Elle vise, entre autres, à démontrer l’existence ou non de configurations ayant des propriétés données, à calculer leur nombre, à les classer, éventuellement à les décomposer : l’exemple classique est celui des carrés magiques, ou encore celui des carrés gréco-latins ou bilatins (dont on sait combien ils furent utiles à Perec)10.

Plutôt que de littérature combinatoire, nous préférons parler de textes combinatoires, appelés ainsi parce qu’ils sont le produit d’une combinatoire séquentielle : une famille d’objets étant donnée, on cherche les configurations valables qu’on peut leur affecter, c’est-à-dire les manières de les assembler en respectant certaines règles ou contraintes. Notons immédiatement qu’en l’occurrence, ces objets peuvent être soit des objets linguistiquo-littéraires, comme des mots, des phrases, des vers, des paragraphes, des strophes, des pages, des chapitres, soit des objets sémantiques, comme des lieux, des moments, des sentiments, des activités11.

Nous allons donc voir qu’en ce domaine diverses voies ont été explorées par les Oulipiens, et que les textes obtenus ne se ressemblent guère12. Nous suivrons ici une suggestion judicieuse de Claude Berge, qui avait proposé de distinguer entre une littérature «factorielle» et une littérature «exponentielle»13.

Dans la littérature dite factorielle, certains éléments du texte sont soumis à des permutations. Ce traitement ressemble à celui que l’on fait subir aux lettres de l’alphabet lorsqu’on pratique l’anagramme14. On sait que le nombre de configurations possibles pour un ensemble de n éléments est égal à factorielle n (soit 1 x 2 x 3 x…n). Un exemple ancien, et très souvent cité, est celui du 41e baiser d’amour de Quirinus Kuhlmann intitulé «L’alternance des choses humaines»15. Le poème se présente comme un sonnet, où les douze premiers vers contiennent chacun 13 substantifs permutables, tandis que les deux derniers vers (Tout alterne ; tout veut aimer ; tout parait haïr quelque chose / Seul qui médite ce principe aura accès à la sagesse), qui sont chargés d’expliciter le message philosophique, de portée universelle, transmis par le poème, restent inchangés. Voici d’ailleurs en quels termes enthousiastes Kuhlmann commentait son propre travail : « Ce Baiser d’amour, dans ses douze premiers vers, contient l’ensemble des combinaisons. Laisse à leur place, de chaque vers, le premier et le dernier mot : en permutant les 13 autres, et sans altérer rime ni sens, 6.227.020.800 combinaisons sont possibles (...) Dans ce poème sont contenues, comme en un condensé, toutes les semences de la logo-rétho-étho-philo-arithmo-géo-acoustico-astro-médico-physio-juridico -graphologie, et plus tu le sonderas, plus tu y trouveras de choses»16.

Lorsque l’on passe de la littérature factorielle à la littérature exponentielle, ce n’est plus l’ordre, mais bien la nature des éléments combinés qui change. L’exemple le plus connu est évidemment celui des Cent mille milliards de poèmes de Queneau. qui reposent, comme chacun sait, sur un ensemble de dix sonnets dont les vers de même ordre (le premier, le deuxième , etc. jusqu’au quatorzième) sont substituables : il y a donc, pour chacun des quatorze vers d’un sonnet, dix possibilités. Le nombre des combinaisons possibles est bien cent mille milliards ou (10 puissance 14), puisque nous avons un ensemble de 14 éléments dont chacun peut prendre 10 valeurs différentes.

Il importe de faire ici quelques remarques importantes pour notre propos. Raymond Queneau a reconnu que, pour la conception de cette œuvre, il s’était inspiré du livre pour enfants intitulé Têtes folles17. Or ce dernier, pour reprendre les mots mêmes de Queneau, «consiste en figures de personnages coupées en trois, il y a la tête, le corps, les jambes ; on peut fabriquer ainsi des bonshommes plus ou moins bizarres, drôles18.».

C’est donc une manipulation d’images qui, en l’occurrence, a suggéré une manipulation de textes et lui a servi de modèle. Mais ce qui, appliqué à l’image, n’était que jeu d’enfant, s’est singulièrement complexifié en s’appliquant au texte, au point de changer de nature. L’entreprise littéraire de Queneau est en effet d’une tout autre portée que celle des Têtes folles. Chez lui comme chez Quirinus Kuhlmann, il ne s’agit pas d’un simple exercice de virtuosité formelle. Le souci du sens, et même une vaste visée métaphysique, ne sont nullement absents19. C’est ainsi que G. Pestureau, examinant de près les motifs des dix sonnets initiaux de Queneau, est parvenu à la conclusion que «c’est à la fois un itinéraire intellectuel et moral, une peinture du monde et un bilan philosophique sur l’homme, son devenir et son destin»20. A quoi il faut encore ajouter ceci : l’importance du rôle dévolu au lecteur (vieille obsession quenienne depuis ses premiers écrits), puisqu’ici c’est le lecteur seul qui, par son patient travail d’assemblage, compose «ses» poèmes21.

D’une ambition peut-être moins grande, mais fondées sur un principe analogue, diverses tentatives combinatoires de Georges Perec. Nous nous contenterons de rappeler pour mémoire les 81 fiches cuisine22où aucune place n’est faite à l’image. Quant aux 243 cartes postales en couleurs véritables23, ne nous laissons pas leurrer par leur titre : les images que pourrait suggérer le terme de «cartes postales» n’existent pas en réalité ; comme dans le cas précédent, nous n’avons ici que des textes.

En revanche, nous regarderons de plus près Un petit peu plus de quatre mille poèmes en prose pour Fabrizio Clerici24. Ici, et c’est ce qui nous intéressera, les poèmes ne sont pas seuls. Le volume porte un second titre, Un petit peu plus de quatre mille dessins fantastiques, et contient une série de dessins de Fabrizio Clerici, composés selon le même principe que les poèmes (4 éléments et 8 choix pour chaque élément). Nous avons donc un strict parallélisme entre le traitement appliqué aux textes et le traitement appliqué aux images, sans que pour autant le texte décrive l’image ni que l’image soit une illustration du texte. On ne s’étonnera pas de trouver chez Perec cette coexistence du texte et du dessin : on sait assez l’importance de la place qu’occupent les arts plastiques, et singulièrement la peinture, dans sa pensée comme dans son œuvre. La réflexion théorique sur les rapports entre le textuel et le visuel, de même que l’exploitation pratique des ressources qu’offre la collaboration de ces deux domaines, est constamment présente chez lui, et ce depuis les premiers articles de l’époque de la Ligne générale25.

D’une nature légèrement différente, mais juxtaposant aussi texte et image, est le travail combinatoire commun accompli par Jacques Roubaud et Christian Boltanski dans un volume intitulé Ensembles. Il contient deux séries d’éléments : en première partie, 99 listes de noms propres, constituées par Jacques Roubaud à partir de trois ouvrages de Boltanski dont il a diversement réordonné le contenu ; en deuxième partie, une série d’images, «35 puissance 3 fantômes» ressuscités par Boltanski «à partir de 35 portraits déjà utilisés par lui» : une image, ou un portrait, se compose de 3 éléments qui se présentent sous forme de languettes (le front, les yeux, la bouche) et on a 35 choix pour chaque élément26. C’est donc encore un rapport singulier entre texte et images qui est ici suggéré : les images que le lecteur obtient en manipulant les languettes servent à ressusciter les fantômes qui peuplent les listes de la première partie, à leur donner un visage.

Il importe enfin de faire une place particulière, dans cette revue, à une tentative originale, celle qui est à l’œuvre dans Le château des destins croisés, d’Italo Calvino27. En prenant comme éléments narratifs, non des fragments de récits (c’est-à-dire des textes), mais les cartes d’un jeu de tarots (c’est-à-dire une série d’images), Calvino prend une direction féconde dans l’utilisation du rapport texte-image : l’image en effet, dans le mutisme qui fait sa force, ne saurait être réduite à une signification unique ; elle se laisse interpréter de manière différente selon le parcours dans lequel elle vient s’insérer, et peut donc générer des textes divers. Ce qui ouvre la voie, dans la constitution des récits, à des possibilités plus nombreuses28.

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